Ame-Ba, volant au-dessus de sa momie.
Dessin : Alex Deltoise, d’après
une vignette du Papyrus d’Ani (British Museum).

Qu’est-ce que l’âme ?

Michel Sandt

La question présuppose que l’on accepte l’idée de son existence, voire de sa survie après la mort. Nous prendrons ici cette position, essayant de préciser un contenu possible.
A travers l’évolution de l’humanité, la notion d’âme a connu des développements étonnants selon les peuples. Nous considérons qu’avec le temps, ces notions peuvent s’être affinées, par des déductions empiriques, des constatations diverses, des hasards, etc… Mais il y a aussi, à côté de l’observation, des « révélations » venant de l’au-delà, et qui donnent une sorte de coup-de-pouce au développement des conceptions. Nous acceptons cette possibilité et ces données. L’apport de la science sur le sujet n’est pas écarté non plus. Nous verrons s’il peut s’intégrer à notre recherche. Celle-ci a été conduite de façon à donner une vue d’ensemble, par aires géographiques, respectant une certaine chronologie, évitant de se fixer sur les détails pour ne pas perdre l’essentiel.

Questions de vocabulaire

En français et très certainement dans d’autres langues, le mot « âme » est employé dans de nombreuses expressions, et voit par là son sens s’élargir. On parlera par exemple de l’âme d’un peuple, évoquant ainsi sa façon de penser, ses coutumes… Plus simplement, on désignera une ou des personnes : « c’est une grande âme », « il a été l’âme de ce mouvement social », ou encore des habitants : « il n’y a pas âme qui vive dans cette contrée ». Ce peut même être un terme technique, une pièce centrale de certains appareils (électrode de soudage, câble, etc…). A chaque fois semble être fait référence à ce qui est le plus profond, le plus précieux : « de toute son âme », « en son âme et conscience », « rendre l’âme » , « vendre son âme au diable » , « que Dieu ait son âme !», etc…

Une grande difficulté dans cette recherche est non seulement qu’on ne sait pas vraiment de quoi il s’agit (d’où notre article), mais encore que les termes pour en parler varient (selon la culture, l’époque, etc.) : parfois « âme », parfois « esprit », et bien d’autres termes. Mais le thème est universellement répandu, par le fait que la mort elle-même est universelle et imparable pour tout être humain, et qu’il est si difficile d’imaginer qu’après elle il n’y ait plus rien.

Premier parcours géographique

Aussi loin que l’on puisse remonter, on considère que les tombes les plus anciennes signalent le questionnement des humains sur l’après-mort. Des armes, des objets particuliers, de la nourriture accompagnent le défunt. Pour une vie post-mortem ? pour un voyage ?

En Afrique, et selon la croyance ancestrale d’un certain nombre de peuples, la mort d’une personne âgée est vue comme bonne et naturelle ; la personne « rentre à la maison » comme disent les anciens. Certains rites funéraires sont censés lui permettre de rejoindre le monde des esprits, et non de devenir un fantôme sans abri qui viendrait tourmenter les vivants. On cherche aussi, par ce nouveau défunt, à communiquer avec les ancêtres en vue d’une protection ou d’une amélioration du sort des membres de la famille. D’autres rites sont pratiqués pour permettre au défunt une réincarnation heureuse, si possible dans la même famille. Pour ceux qui auraient mené une mauvaise vie, ils vont au « paradis des tessons », c’est-à-dire en enfer.

Lorsque les Européens arrivèrent en Amérique du Nord, ils ne trouvèrent pas chez les Amérindiens de religion institutionnalisée, mais des croyances spirituelles intégrées à la vie quotidienne. L’harmonie avec la nature était primordiale. Pour l’ensemble des tribus amérindiennes, le moment du décès était la transition entre deux mondes : quitter son corps pour rejoindre les amis disparus dans le village des âmes, quelque part vers le sud-ouest (selon le cas) par un chemin dangereux. Pour bien des tribus, ce chemin était la voie lactée, et les innombrables étoiles figuraient les traces laissées par les trépassés. Les Amérindiens ne doutaient pas de l’immortalité de l’âme et ne s’inquiétaient guère de son sort dans l’au-delà. Ils pensaient qu’insufflée par le Grand Esprit, elle y retournait et imprégnait la nature.

Amérique centrale

Pour les Incas, en Amérique Centrale, les êtres humains étaient composés d’un corps physique et de deux âmes. A la mort, l’une rejoignait l’au-delà, l’autre demeurait dans le corps. Pour empêcher que celle-ci ne vienne tourmenter les vivants, des cordelettes nouées contenant un message codé accompagnaient le corps dans la cavité mortuaire. Elles étaient destinées à occuper l’âme du corps, pour la retenir à l’intérieur. Les Incas vénéraient des dieux, mais aussi leurs défunts à qui ils demandaient de veiller sur les vivants. Les Aztèques, un peu plus au nord (dans l’actuel Mexique) voyaient un être humain, outre son corps physique, selon trois composantes : A la mort physique, l’une restait sur terre, dans ses mèches de cheveux ; l’autre, rattachée au foie, devenait une sorte d’esprit qui pouvait hanter les vivants ; la troisième rejoignait l’au-delà, dans une zone qui correspondait à la façon dont la personne était décédée. Elle pouvait aussi réapparaître sous forme d’un colibri par exemple, animal qui représentait le dieu principal des Aztèques.

Des exemples similaires, à partir des nombreux peuples de par le monde, sont légion. Ils attestent d’une croyance en l’au-delà, d’une certaine peur des fantômes, d’une demande aussi de protection des vivants dans leur cheminement.

Egypte

Dans la haute Antiquité, c’est sans doute la civilisation égyptienne qui nous a laissé le témoignage le plus surprenant du souci de l’au-delà. Comment ne pas être étonné du gigantisme (pyramides) des travaux entrepris  par les Egyptiens  pour s’assurer du devenir humain après la mort ! Les pharaons mais aussi les notables y investirent énormément. L’histoire de l’Egypte antique s’étendant sur plusieurs millénaires, la conception de l’âme a naturellement connu des évolutions. La momification  avait pour but de permettre à l’âme du défunt de revenir dans le corps préservé en vue d’une existence éternelle, d’attendre le moment où elle redonnerait le souffle de vie à ce corps. Comme dans bien d’autres peuples, il était accompagné de nourriture et d’objets du quotidien pour rejoindre l’au-delà. Un humain était vu selon différentes composantes. Trois, immatérielles, étaient les suivantes : 1. La vitalité-Ka. Représentée par une plume, elle signifiait harmonie cosmique et souffle vital. On peut aussi la voir comme un double spirituel, une sorte d’esprit gardien dévolu à la personne pour la guider. 2. L’âme-Ba, qui assurait au défunt le contact avec les dieux. Elle est parfois représentée par un oiseau à tête humaine, qui survole la momie un certain temps avant de la quitter. 3. L’esprit Akh. C’est l’esprit du défunt lorsqu’il commençait sa vie après la mort. Ces trois dimensions, avec les autres telles que le nom, l’ombre etc., permettaient  une vie post mortem si le concerné avait été vertueux. On souhaitait qu’elles restent unies, afin que le devenir de la personne soit assuré. Parmi les composantes qui caractérisent un humain, il y avait encore le cœur qui était, pour les Egyptiens de l’époque, le siège de l’intelligence et des émotions. C’est pourquoi il jouait un grand rôle dans le jugement au tribunal d’Osiris : pesé sur la balance des bonnes et mauvaises actions, il décidait du salut ou de la damnation du défunt.

Proche de l’Egypte, la Mésopotamie l’a peut-être précédée dans la façon d’appréhender l’au-delà (Sumer, Babylone). Car les peuples ne pouvaient imaginer qu’après avoir vécu, il n’y ait tout simplement plus rien.

Inde

Très ancien également, venant de l’Inde, est le concept d’âtman, dont la racine linguistique se retrouve dans le substantif grec atmos  (vapeur) et le verbe allemand  atmen (respirer) (langues indo-européennes). Et tandis que le Brahman semble correspondre à ce que nous nommons Dieu, l’âtman a été traduit par « âme ». Les anciennes composantes égyptiennes de l’être humain n’ont plus cours depuis longtemps, elles se sont incorporées à d’autres représentations au fil des siècles ; mais le concept d’âtman reste bien vivant, dans l’hindouisme, le bouddhisme et d’autres branches. Remarquable est l’attachement opiniâtre à l’idée de réincarnation, au point  que celle-ci apparaît comme la pièce maîtresse de ces différentes religions orientales : A la mort, l’âme se détacherait du corps pour se réincarner sous différentes formes (plantes, animaux, humains) jusqu’à ce que, s’étant par ses expériences progressivement bonifiée, elle se trouve « libérée » du cycle des réincarnations. Alors seulement elle pourrait rejoindre l’éternité, le Brahman. A la différence de nos conceptions occidentales plus personnalisées du devenir après la mort, la vision « indienne » semble considérer le retour de l’âme au Brahman comme à un grand tout indifférencié où l’individualité n’a plus cours.

Chine

La race jaune (Chine), plus concentrée sur le bon fonctionnement de la vie sociale (confucianisme) et le culte des ancêtres, est parvenue elle aussi à des développements assez étonnants sur l’âme, et ce dès l’Antiquité. Basé sur les concepts cosmologiques du yin et du yang, le shen désignait souvent les forces ou esprits de la nature, mais aussi une composante majeure de la personne, avec le corps, étroitement liée au maintien de la vie. Le souffle (qi) était vu comme ce qui emplit le corps de vie, l’âme comme ce qui maîtrise la vie. « Ce qui fait vivre l’homme c’est l’âme, et son point d’appui est le corps » écrit Sima Qian (-145- ?) dans ses Mémoires historiques. « Si l’âme est trop utilisée elle s’épuise, si le corps est trop utilisé il s’étiole ; quand le corps et l’âme se séparent, la mort survient » (13). Dans d’autres écrits de la dynastie des Han, le shen est décrit en association à certains termes tels que essence, souffle-énergie, âme visionnaire, âme végétative. Souvent apparaissent les binômes « essence et âme » et « souffle et âme ». Et si le shen peut être associé à différentes viscères du corps humain, sa demeure est surtout le cœur. Dans sa réponse à l’empereur, Qibo précise qu’essence et âme proviennent du ciel, tandis que le squelette provient de la terre (1).

Grèce

Lorsque les Européens entrèrent en contact avec les peuples des Amériques à partir du 16e siècle, ils découvrirent des cultures en décalage de siècles voir de millénaires par rapport à la leur, et ainsi des représentations de l’au-delà. La différence fut moins grande pour les civilisations d’Asie. Car il y avait des contacts entre ces mondes, et les idées circulaient. On ne s’étonnera donc pas que Platon ait utilisé le thème de la réincarnation dans certains de ses mythes, alors qu’elle s’avère, selon la plupart des recherches, avoir son origine en Inde. Il voyait l’âme comme un principe immatériel et éternel, qui caractérisait un individu selon trois niveaux : le soma (responsable des satisfactions corporelles), la psyché (siège de la volonté, des émotions du courage) et le noûs (capacité intellectuelle à la recherche de la connaissance et de la vérité.

Aristote, élève de Platon, qui fut aussi le précepteur du futur Alexandre le Grand, était un observateur de la nature. Son père avait été médecin, son épouse l’aida dans ses recensements biologiques et zoologiques. Ses recherches et ses travaux écrits font qu’on le considère souvent comme le père de la pensée occidentale, notamment politique. Il rompit avec la vision dualiste du corps et de l’âme de son maître Platon. Après avoir rassemblé les conceptions des philosophes grecs avant lui, dont il repoussa maintes représentations (l’âme vue comme feu, chaleur, etc.), il aboutit, à l’aide d’outils théoriques qui lui sont propres, à une description selon quatre modalités : végétative, sensitive, motrice, intellective, la dimension intellective étant ce qui nous distingue des animaux. Aristote avoua n’être pas sûr de pouvoir répondre à la question « qu’est-ce que l’âme ? » Sa  représentation ne correspond pas à « une sorte d’esprit qui habite ou commande le corps. Aristote voyait l’âme simplement comme le principe qui fait qu’une entité (le corps) a la vie. Il y a donc une identification de l’âme (psyché) et de la vie (zoe) » (2). Son ouvrage sur le sujet fut abondamment commenté et étudié au cours des siècles, conduisant à une doctrine spiritualiste médiévale (Pierre Aubenque), laquelle sera finalement rejetée par l’Eglise.u

Judaïsme

Le judaïsme, qui sous bien des aspects reflète des conceptions des pays où les Hébreux/Juifs vécurent (Palestine, Egypte, Mésopotamie), chercha aussi à définir ce qu’on appelle « âme », en différents niveaux : Dans la Genèse, elle est d’abord vue comme souffle vital : après avoir créé le corps d’Adam, Dieu « insuffla dans ses narines le souffle de la vie ». C’est le nefech, conscience du corps. Le deuxième niveau, le roua’h, correspond aux émotions et sentiments variés. Le troisième niveau, la neshama , vue aussi comme souffle de vie, est l’âme intellectuelle, douée de raison. Ces trois niveaux  correspondent  grosso modo à ceux décrits par Platon (soma, psyché, noûs). Deux autres, la haya et la yehida, furent ajoutés ultérieurement (16e siècle) par des kabbalistes, et décrivent un état de rapprochement plus intime avec le Saint. Le judaïsme strictement attaché au texte biblique considère que l’homme n’a pas, mais est une âme, et qu’à la mort il retourne au néant jusqu’à la résurrection. Il en est de même de certaines branches chrétiennes très attachées à l’Ancien Testament. Le judaïsme hellénistique, lui, admet la distinction grecque entre le corps périssable et l’âme immortelle.

Débuts du christianisme

L’avènement du christianisme marqua durablement les consciences et stimula non seulement les changements dans le sens de l’amour du prochain, mais aussi la réflexion sur l’au-delà. Le grand événement, ce fut bien évidemment la résurrection du Christ, laquelle promettait la résurrection de tout un chacun après la mort. Mais sous quelle forme ? Les  premiers chrétiens (1er et 2e siècles) hésitèrent pour la définir, plus concentrés qu’ils étaient sur la notion de salut. Ils s’attachèrent à cette phrase du Maître rapportée par Matthieu : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut faire périr âme et corps dans la géhenne » (10 : 28). Et l’apôtre Paul, de formation rabbinique et de langue grecque, inventa l’expression „corps spirituel“, en continuité du corps matériel après la mort. Ce n’est qu’aux siècles suivants que des discussions argumentées s’engagèrent, à la recherche de caractéristiques de l’âme et de son immortalité. On considéra généralement qu’une âme (comme don de Dieu) était associée à chaque humain à la naissance (Augustin). Mais la résurrection (grâce à la foi) continua de poser problème : résurrection de la chair ? Le concept de « corps spirituel » prévalut le plus souvent. De même, à la suite de la parabole du riche défunt conversant avec le pauvre Lazare encore vivant (Luc 16 : 19-31), on convint que les vivants pouvaient par leurs prières aider les âmes en difficultés, et inversement. Et contre l’idée que les morts entraient dans un sommeil jusqu’à la résurrection, on admit que l’âme avait une vie active après la mort, qu’elle pouvait continuer d’évoluer (Eustrate) (3).

Islam

      L’islam, survenu au  7e siècle en Arabie, est une révélation donnée par l’ange Gabriel à Mahomet, retransmise à ses compagnons et inscrite quelque temps après, pour former le Coran. Avec les hadiths (ensemble de traditions issues des dires et des actes du prophète Mahomet), il représente un corpus relativement riche en descriptions de l’âme et de l’au-delà, davantage que l’Ancien et le Nouveau Testament. Il se rattache aux religions abrahamiques (christianisme, islam, judaïsme), évoque des personnages et des épisodes bibliques mais d’autres encore, et reste attaché à des thèmes tels que la résurrection des morts, la récompense des bienfaiteurs dans l’au-delà. Ce qui nous intéresse ici, c’est ce que l’islam apporte de nouveau, ou appuie par rapport au christianisme et au judaïsme.

 L’islam prend pour acquis que l’humain a deux dimensions : le corps et l’âme, et ajoute que si l’âme n’est pas matérielle, elle n’en est pas moins réelle. Selon un hadith, c’est après environ 120 jours (à partir de la fécondation) qu’un fœtus se voit insuffler une âme par un ange (serait-ce le début du fonctionnement du cerveau ?). Chose également inhabituelle pour nous, le sommeil  est considéré comme une sorte de mort au cours de laquelle l’âme va à Dieu, mais retourne au corps pour le réveil. Lors des rêves, il lui arrive de communiquer avec d’autres âmes. Et lorsqu’un des proches de Mahomet trépassait (compagnon tombé au combat ou membre de sa famille), souvent Mahomet donnait des détails sur l’au-delà : la sensation  des âmes  à la fermeture de la tombe, ou l’arrivée d’anges emportant le trépassé vers le paradis, etc…

Cependant, un passage du Coran semble recommander une sobriété en matière de recherches ou spéculations : « Et ils t’interrogent (il s’agissait d’un groupe de Juifs venus questionner Mahomet) au sujet de l’âme. Dis : « L’âme relève de l’Ordre de mon Seigneur. Et on ne vous a donné que peu de connaissance » (Coran 17 : 85). Une autre traduction dit « Et, en fait de science, vous n’avez reçu que bien peu de chose ». Pour désigner l’âme, deux mots sont utilisés, faisant écho à l’usage en cours à cette époque : le nafs (souffle vital qui rappelle le nefesch des Hébreux) et le rûh (esprit de vie, ruah en hébreux). Mais nafs est de loin le plus employé, et curieusement, son sens se distancie nettement de celui du nefech ancien pour rejoindre un sens plus contemporain, se rapprochant de la personne et de ses responsabilités devant Dieu. Se dessine aussi la distinction entre rûh (= esprit) et nafs (= âme), l’âme ne concernant pas les animaux (4). Et de même que tout un chacun doit s’occuper de son corps (l’entretenir, le nourrir), l’islam recommande de s’occuper de son âme. Le soufisme cherchera à la purifier. Il y a plusieurs termes pour la décrire : al ammara (l’âme instigatrice du mal), al lawwama (l’âme qui se fait des reproches), et al motma’inna (l’âme sereine retournée à Dieu, satisfaite et agréée (Coran 89 : 27-28), qu’on cherchera à développer). Une autre idée prégnante : si le corps vient de la terre et y retournera, l’âme vient de Dieu et retournera à Lui.   Comme dans  le christianisme et le judaïsme, une intense réflexion s’est développée au cours des siècles, assez méconnue en Occident. Les exégètes musulmans étaient bien au fait, entre autres, du platonisme et de l’aristotélisme, et s’efforcèrent de trouver l’adéquation de la vie sociale et personnelle au texte coranique.

Ange luttant pour faire sortir l’âme du corps d’un moine.
Dessin : Alex Deltoise, d’après une image tirée d’un psautier
(Dionysoiu 65, Mont Athos).

Evolution du christianisme

Tandis que les premiers Chrétiens, hésitants, utilisaient  encore les trois notions corps, esprit et âme dans leur réflexion, l’esprit fut progressivement retiré par les théologiens. Au Concile de Constantinople de 869, on l’intégra à l’âme en tant que partie spirituelle. C’est la position qui prévaut encore aujourd’hui au sein de l’Eglise Catholique : « L’homme a un corps et une âme ». Cette âme est par ailleurs vue comme immortelle, et c’est pourquoi  les néo-aristotéliciens furent rejetés en  1513, car ils niaient cette immortalité. A la mort, selon le catéchisme catholique actuel, l’âme va soit au ciel, soit au purgatoire, soit en enfer (en fonction des péchés commis de vivant) en attendant le Jour du jugement. Les Protestants s’abstiennent généralement de ces considérations, se limitant au thème de la résurrection à la fin des temps. Les philosophes des 17e, 18e et 19e siècles ont essayé d’autres modèles conceptuels, mais pour l’essentiel sont restés dualistes.

C’est le cas notamment de Descartes qui appuya fortement cette dualité du corps et de l’âme. Et quand il dit « âme », on constate qu’il parle de pensée, d’esprit (« substance pensante », immatérielle), tandis que le corps, indépendamment, est une « substance étendue », matérielle. Et cette indépendance de l’âme par rapport au corps marque une rupture avec la vision aristotélicienne qui la considérait en fait comme principe de vie du corps. Descartes résolut le problème du rapport corps/âme (puisque l’un peut avoir une influence sur l’autre, et vice versa) par l’existence d’une glande dite « pinéale » logée dans notre cerveau… Malebranche, prêtre de l’Oratoire fortement influencé par le cartésianisme, écrira pour sa part : « Nous ne la (l’âme) connaissons que par conscience, et c’est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite ; nous ne savons de notre âme que ce que nous sentons se passer en nous » ou encore « (…) notre âme est quelque chose de grand, mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu’elle est en elle-même » (Recherche sur la Vérité, III). On constate, une fois encore, que l’angle de vue varie, et que le sens des mots « âme » et « esprit » fluctue, mis à part dans l’expression « le Saint Esprit », qui reste attachée à une aide éclairante venue des Cieux (cf. les paroles du Christ : « Je vous enverrai l’Esprit »).

La Révélation d’Arès / Le Signe

C’est au cours du 20e siècle que des éléments plus précis au sujet de l’âme sont apparus. On les doit entre autres à la Révélation d’Arès (réintitulée Le Signe en 2024). Il s’agit d’un ouvrage paru en 1984 en France (350 pages pour la première édition). Il relate l’apparition une quarantaine de fois de Jésus à un certain Michel Potay en 1974, puis la survenue de cinq théophanies en 1977 (quasiment au même endroit, à Arès, non loin de Bordeaux). Le texte, au-delà des introductions, est ce qui fut dicté à Michel Potay, par la voix de Jésus en 1974, puis par un « bâton de lumière » en 1977. On y lit que « l’homme est de chair, d’esprit et d’âme » (17 : 7). Le corps est vu comme un échafaudage, et au moment de la mort si la personne a pratiqué le bien, l’âme qu’elle s’est ainsi créée s’élève comme une « fumée pure », comme une « voile » pour rejoindre la « Flotte Céleste » (chap. 17). L’esprit seul n’aurait pas ce pouvoir ascensionnel : sans âme, il devient un spectre et descend vers les « ténèbres glacées », « qui le font de givre ; alors il effraie les humains » (4 : 7). L’âme n’existe pas dès la naissance, elle « ne naît pas du ventre de la mère mais de la vie de l’homme déjà né qui s’engendre lui-même en une autre vie infinie qu’il bâtit » (par la pratique du bien « comme un vaisseau pour prendre le large » (17 : 3 et XXXIX : 1-11). Il n’y a pas de transmigration d’un corps mort à un autre vivant (réincarnation) : « L’homme n’a qu’une vie au soleil » (plusieurs assertions en V).

La construction de l’âme est un processus actif et de persévérance : « Que l’échafaudage soit trop tôt sapé et l’éther du vaisseau inachevé disparaît ». Il faut que l’homme, « charpentier à l’écoute du Maître, acquière adresse et goût, fournisse l’effort pour achever son œuvre » (17 : 4). Mais l’âme est également fragile et peut disparaître au cours de la vie terrestre, par négligence ou mauvaise vie (16 : 15-16 ; 39 : 6). La pénible épreuve de la mort est décrite assez précisément lors de la cinquième théophanie (XL : 12-15), et il est instamment recommandé de s’engager dans les voies du Bien. L’aide et l’encouragement de l’au-delà apparaissent en plusieurs endroits du texte, par exemple : « L’âme est le regard, la main, la gorge, l’estomac du spectre ; par elle Je peux le réchauffer de l’éclat de Ma Gloire, Je peux le conduire vers les magnificences infinies, Je peux entendre sa louange et sa conversation, Je peux le nourrir à jamais » (4 : 6).

 Le thème de la résurrection, si important au sein des religions abrahamiques, semble apparaître sous le terme « Mon Jour ». Et pour reprendre l’image du vaisseau (ou de la voile), le défunt laissera « ses os blanchis en attente sur le rivage (17 : 4), et les trois éléments, chair, esprit et âme « seront réunis en Mon Jour » (17 : 7). Comment comprendre cette phrase ?

La Révélation d’Arès (R.A.) / Le Signe s’apparente à une relance, essentiellement d’un christianisme (islam et judaïsme peuvent être concernés) essoufflé et encore prisonnier des pouvoirs (religieux, laïcs). Elle a donné naissance à un mouvement dit des « Pèlerins d’Arès », actuellement majoritairement présent dans les pays francophones. Ce mouvement encore discret est appelé à conduire à des changements profonds de la société, au fil des générations.

Le Livre d’Urantia

Un autre événement du XXe siècle est la parution en 1955 du Livre d’Urantia. Le Livre d’Urantia (L.U.) est un ouvrage de 2097 pages, écrit en petits caractères, constitué de 196 fascicules. Il parle de Dieu, de l’immense univers, relate l’histoire de notre planète (Urantia), et redonne la vie et les enseignements de Jésus. Il provient d’êtres surnaturels qui, à Chicago (Etats-Unis) dans les années 1920, utilisèrent d’abord une sorte de médium, puis un canal écrit réceptionné par un groupe d’une trentaine de personnes, jusqu’à la fin des années 1930. La première édition eut lieu en anglais en 1955, en français en 1961. Cet ouvrage, d’une exceptionnelle densité et beauté, par sa précision et sa profondeur, par la nouveauté des concepts qu’il expose, surprend. Il semble en avance sur notre temps, ce qu’il confirme d’ailleurs en indiquant que des éducateurs devront d’abord se former pour pouvoir ensuite le diffuser dans le monde, pour les temps à venir.

Sur l’âme, le L.U. est plus précis que la RA, mais plus difficile à comprendre. Il considère aussi le corps comme le support matériel d’un futur être qui s’en détachera à la mort. Au moment où l’être humain manifeste ses premiers choix moraux (sentiments de justice, d’équité, envie de faire le bien, etc.) vient en lui un „ajusteur de pensée“ (une présence divine) : l’âme a pris naissance. „Les plantes et les animaux survivent dans le temps par la technique consistant à transmettre, d’une génération à la suivante, des particules identiques d’eux-mêmes. L’âme humaine (la personnalité) survit à la mort en associant son identité à cette étincelle intérieure de divinité (l’ajusteur de pensée) (…)“ (132 : 3.6). Mais jamais celle-ci ne va s’imposer, elle cherchera seulement à faire évoluer son récipiendaire (selon le leitmotiv „Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait“). Elle se doit de respecter la liberté de l’humain. Les décisions sont donc prises par notre mental, qui permettront de progresser plus ou moins vite. A la mort, l’âme, germe de vie aussi appelé „morontia“, migre et fusionne totalement avec son ajusteur de pensée. C’est ce qui peut être appelé « résurrection ». Dotée de sa personnalité propre, la créature spirituelle continuera son développement dans l’univers (sans revenir dans un corps terrestre). Plusieurs fascicules du L.U. livrent des indications sur l’ajusteur de pensée (107, 108, 110) et sur l’âme (111). D’autres passages donnent des éclaircissements sur l’âme, en particuliers dans la bouche de Jésus : „L’âme est la fraction de l’homme qui reflète son moi, qui discerne la vérité et qui perçoit l’esprit ; elle élève à jamais l’être humain au-dessus du niveau du monde animal (…). L’âme est la partie de l’homme qui représente la valeur potentielle de survie de l’expérience humaine. Le choix moral et l’accomplissement spirituel, l’aptitude à connaître Dieu et l’impulsion à être semblable à Lui, sont les caractéristiques de l’âme » (133 : 6.5). Une métaphore du fascicule 111 est assez parlante : « Le mental matériel de l’homme mortel est le métier cosmique qui porte le tissu morontiel sur lequel l’ajusteur de pensée intérieur brode les modèles spirituels d’un caractère universel de valeurs durables et de significations divines – une âme survivante à destinée ultime et à carrière sans fin, un finalitaire potentiel » (111 : 2,2).

Au début du L.U., on trouve aussi cette description : « A mesure qu’une créature mortelle choisit de « faire la volonté du Père qui est aux Cieux », l’esprit qui l’habite devient le père d’une nouvelle réalité dans l’expérience humaine. Le mental mortel et matériel est la mère de cette même réalité émergente. La substance de cette nouvelle réalité n’est ni matérielle ni spirituelle, elle est morontielle. C’est l’âme émergente et immortelle destinée à survivre à la mort physique et à commencer l’ascension du Paradis » (0 : 5.10). Là non plus, il n’est pas question de réincarnation dans un autre corps terrestre, mais de départ pour une carrière ascensionnelle. Les références urantiennes en sont fréquentes, essentiellement dans les fascicules 111 (2,3), 117 (3,6), 132(3) et 133 (6).

       Au devenir du corps physique après la mort, le L.U. n’accorde aucune importance : il retourne simplement à la poussière, n’ayant été que le support matériel à la création d’une âme, d’un moi, d’une personnalité.

      Une autre idée se fait particulièrement intéressante, celle d’une gravité spirituelle : « L’attraction de la gravité spirituelle du Fils Eternel constitue le secret inhérent à l’ascension au Paradis des âmes humaines qui survivent. Toutes les valeurs spirituelles authentiques et tous les individus de bonne foi spiritualisés sont retenus dans l’emprise infaillible de la gravité spirituelle du Fils Eternel. (…) Le circuit de gravité d’esprit tire littéralement l’âme des hommes vers le Paradis » (7 : 3.2).

Effacement du mot « âme »

Avec le déclin contemporain du christianisme dans les pays occidentaux, et cela en raison du matérialisme et de l’athéisme, le mot « âme », trop religieusement connoté, a fini par être remplacé par d’autres termes selon les disciplines. La psychanalyse a utilisé les mots « ça », « moi » et « surmoi » ou, sous une autre version « inconscient », « préconscient », « conscient ». On parle aussi d’« égo », d’intériorité, de voix intérieure, etc… sans pour autant que ces termes renvoient à la même chose. Un scientifique du début du 20e siècle, Ducan Mc Douglas, entreprit de peser des mourants pour voir si, au moment du trépas, une perte de poids pouvait être enregistrée : ç’aurait été le poids de l’âme (il trouva 21 gr.). L’expérience ne fut ni prise au sérieux par d’autres scientifiques, ni recommencée, ce qui est peut-être dommage. Aujourd’hui, certains considèrent que le siège de l’âme est le cerveau. Les neurologues étudient son fonctionnement, l’activité de ses milliards de neurones, et ce par toutes sortes de méthodes. Ces technologies parviennent à des descriptions de plus en plus précises, mais de là à parler de découverte de l’âme…

 Et cependant, beaucoup continuent de s’intéresser au thème, lequel ne cesse d’intriguer. De nombreuses personnes s’expriment là-dessus, donnant leur vision de ce qu’elle pourrait être. On y reconnaît des influences variées, notamment de croyances exotiques très à la mode (de l’Inde en particulier). Chez les plus intellectuels apparaissent encore les catégories conceptuelles d’Aristote, d’autres restent attachés à d’anciens repères théologiques (souffle de vie). Par ailleurs, grâce au développement des communications, un certain nombre de manifestations de l’au-delà se font plus accessibles à qui cherche, ce qui n’aurait guère été possible sous divers pouvoirs du passé (religieux ou politiques). Assisterons-nous dans les temps à venir à une renaissance de la spiritualité ?

Conclusion

Répondre à la question « Qu’est-ce que l’âme ? » est tâche difficile. A la limite, tant qu’on n’a pas soi-même franchi les portes de la mort et qu’on n’a pas fait le voyage de retour après un long séjour, on ne peut guère en parler en connaissance de cause ! Mais l’histoire des peuples et leurs représentations , l’avènement des religions et leurs questionnements, donnent des indications, des pistes.

— D’abord, il y a une sorte de curiosité universelle, voire une intuition. Les hommes préhistoriques au contact du froid ont peut-être cru que la buée de leur respiration était le signe d’un autre soi-même. Ou, se voyant dans l’eau calme, ils ont cru à un double. A la mort d’un membre du groupe et pendant la nuit, la peur des fantômes devait être grande…
— Un peu partout dans le monde s’est répandue l’idée d’une bi- ou pluri-dimensionalité de l’humain : le corps d’une part, et une âme, ou un esprit, ou les deux, ou d’autres dimensions comme chez les Egyptiens de l’Antiquité. Les humains ont-ils senti une présence intérieure ? Partout aussi, on a retrouvé des tombes où le défunt disposait  à son côté de ses armes par exemple, d’aliments, etc… Pour un voyage ?
— Egalement, au-delà des frontières culturelles, est apparue cette idée que si le corps vient de la terre et y retourne, l’esprit vient du ciel et y retourne à son tour.

      Le concept d’âme, à travers le temps, a suivi des évolutions : on a pu la décrire comme souffle, respiration, ou l’associer  à certains organes (foie, cœur, sang, cerveau…). On l’a identifiée à la vie, l’animé (le mot latin anima a donné ensuite le mot âme en français). Et on a considéré que l’âme était là dès la naissance. Bien sûr, si l’on s’est efforcé de mener une vie vertueuse, on aura espéré que cette âme perdurerait après la mort physique ou, comme dans les religions abrahamiques, permettrait la résurrection finale. Dans le christianisme et l’islam, on a adopté la conception que l’humain, c’est un corps et une âme. Et progressivement, le sens du mot s’est détaché du « principe de vie du corps » (anima), qui marque les conceptions anciennes (aristotéliciennes comprises). « Âme » est devenu synonyme d’une entité pouvant être indépendante du corps, ce qui représente une évolution notoire. Mais récemment, dans les pays occidentaux gagnés par le matérialisme et l’athéisme, le mot « âme » s’est effacé singulièrement.

      Au 20e siècle sont apparues deux sources actuellement encore inconnues du grand public : le Livre d’Urantia publié en 1955 aux Etats-Unis, et la Révélation d’Arès / Le Signe publiée en 1981 en France. Survenues à la suite d’événements surnaturels, elles donnent une vision nouvelle de l’âme : l’âme ne vient pas à la naissance de l’enfant, mais apparaît ultérieurement lorsque l’individu fait ses premiers actes dans le sens du bien. Ce sont ses engagements qui lui font grandir une âme, le corps n’étant que l’échafaudage de cette création volitive. A la mort, l’âme se détache du corps et commence une carrière ascensionnelle, elle s’élève « comme une voile pour rejoindre la Flotte céleste ».

       A cette conclusion, l’athée répondra : « Tout cela n’est qu’une question de croyance de toute façon, on ne peut pas prouver son existence ! » Il est fort possible en effet que la science ne le puisse, puisqu’elle s’occupe de la matière observable. Pour l’instant… Mais comme il est dit parfois, si l’on ne voit pas le vent, on peut observer que les branches des arbres s’agitent. Ou encore, si l’on ne voit pas les électrons, on peut déceler leur passage. Peut-être la physique quantique nous livrera-t-elle, dans le futur, de nouvelles approches qui iront dans ce sens. Elle semble déjà le faire.

Notes :

  1. Despeux, Catherine, article « Âmes et animation du corps. La notion de shen dans la
    médecine chinoise antique », 2007 (en ligne).
  2. Vieira, Sadoque, article « L’âme selon Aristote : végétative, sensible et intellectuelle », Filosofiadoinicio, 2021.
  3. Blachère, Régis, Note sur le substantif nafs « souffle viral », « âme », dans le Coran, Presses de l’Ifpo, OpenEdition/Books. Extrait de sa traduction du Coran.
  4. Bovon, François / Hébert, Mireille, article « Retour de l’âme : immortalité et résurrection dans le christianisme primitif », dans : Etudes Théologiques et Religieuses, 2011 /4.